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Lettre ouverte d'un professeur français au Québec
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Monsieur le Premier ministre, je vous fais une lettre que vous ne lirez pas, quand bien même vous en auriez le temps.
Il y a dix ans, on m’a fait venir à l’Université de Montréal pour contribuer à l’excellence en enseignement et en recherche en bio‐informatique, un domaine émergent particulièrement important pour la médecine moléculaire. Pour me faire quitter mon poste de directeur de recherche au CNRS en France, on m’a offert une chaire de recherche du Canada, qui non seulement me fournissait des fonds pour effectuer mes recherches, mais aussi une prime de 30 000 $. Mieux encore, le gouvernement du Québec m’a exonéré d’impôt provincial pendant les cinq premières années. J’aurais dû me méfier, mais les scientifiques sont fort naïfs. Comment considérer qu’un gouvernement est sérieux dans son support à l’université quand il exonère d’impôts les plus riches, mon salaire étant en effet d’environ 100 000 $ ?
En fait, ces considérations financières avaient peu d’importance. L’excellence universitaire, exercice humain très demandant et très délicat, nécessite avant tout un cadre favorable. J’étais donc attiré par un environnement de recherche humainement riche au département de biochimie, et par le Québec, un pays démocratique, respectueux des droits, avec un enseignement de qualité, où il faisait bon vivre. Même si cette vision idyllique s’est un peu modifiée au fil du temps, je n’ai jamais envisagé de revenir en France. Non seulement j’ai payé mes impôts provinciaux avec plaisir il y a cinq ans, mais j’ai aussi choisi de transformer la prime en subvention de recherches pour recruter des étudiants supplémentaires. Bref, tout allait bien jusqu’il y a 100 jours.
Avant de revenir sur ces 100 funestes jours, je tiens à vous indiquer, Monsieur le Premier Ministre, en utilisant un langage économique que vous affectionnez, que mon retour sur investissement est excellent. Mon immodestie, qui est probablement la seule chose que je partage avec vous, n’en souffrira pas. Excusez-moi pour la nécessaire technicité de ce paragraphe. Le principal critère pour évaluer la recherche fondamentale est le nombre de publications, surtout dans les meilleures revues scientifiques (seules les publications dans lesrevues Nature et Science sont prises en compte dans le célèbre, bien que critiquable, classement des universités réalisé, par exemple, par l’Université de Shanghai), et le nombre de citations. Avec une petite équipe et des moyens financiers relativement modestes, notre travail s’est traduit par quatre publications dans Nature et Science (l’Université de Montréal dans sa totalité en a publié 49 depuis 2003) et a reçu plus de 1000 citations en 2011. Demandez à vos experts, vous trouverez très peu de chercheurs au Canada, voire aux États-Unis, ayant une productivité aussi grande, c’est-à-dire un impact scientifique par dollar investi. Je pense donc avoir rempli ma part du contrat et contribué à l’excellence de la recherche scientifique québécoise.
Depuis 100 jours, tout a changé pour moi. Un mouvement étudiant, massif, démocratique, a soulevé une question primordiale, les frais de scolarité universitaire que votre gouvernement a décidé d’augmenter de 75% sur 5 ans, paraît-il pour favoriser l’excellence dans la recherche. Faire payer aux étudiants la recherche de pointe, est-ce une bonne idée ? 100 jours de grève étudiante et aucune négociation, ou si peu. Pire encore, 100 jours de grève étudiante et quasiment aucun débat sur cette question. Tout a été fait pour parler d’autres choses que de l’excellence en enseignement et en recherche. Est-ce un boycott ou une grève ? Une vitrine brisée par ci, un parcours non annoncé par là. La condamnation de la violence par les associations étudiantes est-elle suffisante ? En même temps, malgré des blessés graves, nous n’avons jamais entendu le gouvernement appeler à limiter la violence policière, j’y reviendrai.
Monsieur le Premier Ministre, pourquoi donc le Québec et le Canada recrutent‐ils les chercheurs d’excellence préférentiellement dans des pays où l’éducation est gratuite, ou à tout le moins très peu chère, comme la France, la Chine, l’Allemagne, l’Argentine, l’Autriche, l’Inde ou la Russie ? Pourquoi les recrutements n’ont-ils pas lieu dans les pays où les frais de scolarité sont très élevés, comme les États-Unis d’Amérique ? Pourquoi ces mêmes États-Unis sont-ils contraints de recruter autant d’étudiants et de professeurs à l’étranger si leur système d’éducation très couteux pour les étudiants est si performant que le Québec se doive de l’imiter ? Sans prétendre résoudre ce paradoxe, je peux apporter quelques éléments de réflexion. En transformant les étudiants en clients, on introduit plusieurs moyens de pression permettant de dégrader fortement l’excellence de l’enseignement, et par là même l’excellence de la recherche, qui rappelons-le repose avant tout sur les étudiants. Les clients achètent leur diplôme, et ils s’attendent donc à l’obtenir, même s’ils n’ont pas le niveau. Ensuite, l’université a tout intérêt à garder ses clients, puisqu’ils constituent leur principale source de financement. La pression se transmet aux professeurs, qui doivent réduire le taux d’attrition au maximum. Dans ces conditions, pourquoi faire échouer un client à un examen, puisque cela réduirait les ressources de notre département et de notre université, allant à l’encontre de l’intérêt du professeur ? Les professeurs, qui, vous l’avez peut-être oublié, Monsieur le Premier Ministre, sont avant tout des êtres humains, se trouvent tous les jours face à des étudiants, qui sont aussi des êtres humains, mais des êtres humains luttant pour survivre dans un monde où les richesses sont de plus en plus accaparées par une petite minorité. Comment, humainement, peut-on refuser un cours à un étudiant sérieux qui a travaillé fort et qui s’est lourdement endetté, mais qui est juste en dessous du niveau requis pour satisfaire aux hautes exigences du savoir intellectuel actuel ? Comment peut-on, humainement, laisser un jeune avec une grosse dette et sans diplôme ?
Aucune des pressions induites par le clientélisme universitaire n’est à elle seule décisive pour dégrader la qualité de l’enseignement. Mais elles vont toutes dans ce sens et il y a fort peu mesure gouvernementale pour soutenir l’excellence dans l’enseignement, la bonne volonté des étudiants et des professeurs nous préserve, pour combien de temps encore, du naufrage. Aux États-Unis, où les études sont très chères depuis longtemps, les notes finales d’un étudiant sont corrélées positivement avec le montant des frais de scolarité, est‐ce bien sérieux ! La dette étudiante y est actuellement de plus de mille milliards de dollars, et l’enseignement est déjà sévèrement dégradé. Une question cruciale est de savoir comment elle sera remboursée, si tant est qu’elle puisse l’être. Monsieur le Premier Ministre, oui, la question des frais de scolarité et de l’excellence universitaire est très complexe et ne peut pas se résoudre par une loi spéciale, mais par un large, long et difficile débat démocratique.
Débat démocratique, mais quel étrange concept viens‐je d’évoquer ? La démocratie semble se résumer, pour vous, au seul dépôt dans l’urne d’un bulletin de vote tous les quatre ans. Mais comment croire que l’on puisse décider intelligemment de toutes les questions complexes auxquelles notre monde est confronté par un seul bulletin ? Quel n’a donc pas été mon désespoir quand une association étudiante, la CLASSE, a été vilipendée, insultée, trainée dans la boue parce que ses représentants respectaient le mandat qui leur avait été confié lors de votes démocratiques ! Quelle horreur, des élus qui refusaient d’abuser de leur pouvoir, qui refusaient de faire passer leur opinion personnelle en lieu et place de celle des gens qu’ils représentaient, et outrage inimaginable, osaient affirmer qu’ils allaient consulter leur base ! Monsieur le Premier Ministre, comment puis‐je accepter de voir ainsi bafouer les principes fondamentaux de la démocratie par un gouvernement censé oeuvrer pour l’épanouissement de la démocratie ?
La vraie démocratie, qui n’est pas la dictature de la majorité, doit mettre en oeuvre de multiples systèmes, des contre-pouvoirs, pour garantir les droits de tout un chacun. Comment peut-‐on respecter les minorités, si seul un vote tous les quatre ans est considéré comme suffisant ? Or, du fait du baby boom, les jeunes, les étudiants, constituent une petite minorité au Québec. Il y a plus de personnes de plus de 75 ans que de jeunes de 15 à 19 ans, fraction de la population qui de toute façon n’avait pas le droit de vote lors des dernières élections. Il y a seulement 500 000 jeunes de 20 à 24 ans, mais plus de 2 millions d’ainés âgés de plus de 65 ans. Dans un tel contexte, et sans un long débat, quelle est la chance de faire passer l’idée d’études universitaires presque gratuites garantissant l’excellence de l’enseignement, alors que l’impact concret d’un tel choix servira l’intérêt des Québécois dans 10, 20 ou 30 ans, avant l’idée d’une baisse immédiate des impôts ?
Cent jours de lutte menée par des centaines de milliers de jeunes Québécois n’ayant comme seul pouvoir que des manifestations pacifiques et le sacrifice de leur propre session. Et quelles réponses le puissant gouvernement québécois a-t-il fourni ? Le mépris, l’absence de dialogue, la répression et maintenant une loi spéciale qui réduit la liberté d’expression de tous et qui laisse à la police, et bientôt peut-être à l’armée, le soin de régler la question de l’excellence universitaire. Il n’est nul besoin d’être grand clerc pour imaginer la violente répression qui sera nécessaire pour arrêter un mouvement si profond, si massif, si motivé. Chaque fois que mes enfants, ou leurs amis, sortent le soir, c’est avec la peur au ventre que j’attends leur retour, sursautant à chaque coup de téléphone qui pourrait m’annoncer la perte d’un oeil, un traumatisme crânien, voir pire. Oui, je sais, la police fait un métier difficile, oui il y a de très rares casseurs qui veulent en découdre et se cachent parmi la foule, oui il y a maintenant beaucoup de fatigue. Les conditions sont réunies pour que de graves bavures se produisent. Monsieur le Premier Ministre, agissez pour qu’elles ne se produisent pas, soutenez les policiers qui font bien leur travail et condamnez ceux qui abusent de la violence, comme par exemple à la brasserie Saint-Bock. Croyez-vous vraiment que poivrer des touristes va permettre de recruter des chercheurs d’excellence et de former d’excellents étudiants ?
Cent jours de lutte à mains nues face à un pouvoir sourd, autoritaire et violent, peuvent-ils s’expliquer seulement par la question des frais de scolarité et de l’excellence universitaire ? Que nenni. La jeunesse sent bien, voit bien que notre modèle de société est en train de s’effondrer ; tous les marqueurs sont au rouge : un environnement social dégradé, marqué par une montée indécente des inégalités ; un environnement biologique dégradé, avec une disparition accélérée des espèces et des écosystèmes ; un environnement physique dégradé, avec le réchauffement climatique et les multiples pollutions chimiques ; un épuisement généralisé des ressources, qui oblige à exploiter à grands frais les sables bitumineux, les gaz de schiste, les métaux au fond des océans ou dans le Grand Nord ; un système financier démesuré, mais qui ne survit qu’à force de subventions, générant une dette publique impossible à rembourser. Ces cent jours de lutte sont un extraordinaire cri de désespoir de notre jeunesse, désespoir qui s’est cristallisé sur la question des frais de scolarité, mais qui dénote un très profond malaise sociétal.
Le Québec est le premier pays riche à prendre massivement conscience du mur dans lequel nous sommes en train de nous enfoncer avant que la crise économique se manifeste de manière évidente comme en Grèce ou en Espagne. Monsieur le Premier Ministre, vous avez l’opportunité extraordinaire de disposer d’une jeunesse courageuse, innovante, politisée, prête à explorer un nouvel avenir qui nous fera éviter tous les graves dangers évoqués plus tôt. Ou alors, souhaitez-vous choisir l’obstination, l’aveuglement, la répression, la violence et m’obliger à vivre dans un autre pays où la démocratie, l’éducation, la nature… Bref : la société humaine, pourront s’épanouir ?
Hervé Philippe
Professeur titulaire,
Chaire de Recherche du Canada en Bioinformatique et Génomique Evolutive,Département de Biochimie – Université de Montréal
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