mercredi 15 juin 2011

Une initiative de bon sens




Lors de sa première réunion, l’an dernier, au siège de Michelin, à Clermont-Ferrand, Janine Baker a eu des sueurs froides.


Fraîchement débarquée de Greenville, en Caroline du Sud, cette informaticienne américaine en a perdu son latin. Ou son anglais, plutôt. Chez Bibendum, les termes «network» ou «budgeting» sont interdits de séjour: on parle «réseau» et «plan de financement». «On n’utilise que le français, c’est épuisant !» explique la jeune femme qui avait pourtant, en prévision de son arrivée, suivi des cours intensifs pour apprendre notre langue…
Labos de langues. Car, chez le numéro 2 mondial du pneu, la règle est inflexible: la langue de travail est – et restera – le français. Peu importe que ses usines soient implantées dans dix-huit pays et ses produits commercialisés sur toute la planète. Du coup, les cadres étrangers doivent parfaitement maîtriser la langue de Molière, qu’ils travaillent à Clermont-Ferrand ou échangent avec le siège depuis les Etats-Unis, le Japon ou le Brésil. En tout, cela représente un bon millier de dirigeants, commerciaux, techniciens et ingénieurs.
Pour les mettre à niveau, le géant du pneu leur dispense, via des prestataires extérieurs, jusqu’à 400 heures de cours en laboratoires de langues, par e-learning ou sous forme de leçons individuelles. Soit 118 000 heures au total l’an dernier, la moitié du temps de formation en langues du groupe. Des piqûres de rappel sont possibles par la suite, les responsables internes évaluant régulièrement le niveau (de 1 à 4) de leurs collaborateurs. La démarche, unique au sein des grands groupes français, a valu l’an dernier à Michelin le premier Trophée du langage, récompense du ministère de l’Economie aux entreprises œuvrant pour la diffusion du français dans le monde des affaires.
Brassage des cultures.

A Clermont-Ferrand, le sujet est sensible – il touche aux sacro-saintes méthodes de management familiales, voire paternalistes, de la maison. Mais on se veut pragmatique. L’anglais a évidemment droit de cité: on peut, en réunion, parler français et s’échanger des documents en anglais. Quant aux 800 à 900 dirigeants français expatriés dans les filiales étrangères, ils sont tenus de parler couramment la langue du pays. «Le brassage des cultures fait partie de notre mode de management depuis toujours, rappelle Dominique Tissier, le responsable de la formation. Mais nous aimons l’idée d’avoir une langue de référence: le français est davantage garant de nos valeurs que l’anglais, qui devient un jargon international vidé de toute subtilité.» «Ma façon de réfléchir et d’aborder les problèmes évolue au fur et à mesure que mon français s’améliore», confirme Janine Baker, qui prend encore 8 heures de cours particuliers par semaine.

Efficacité linguistique.

Chez Michelin, on pense aussi que l’utilisation du français combinée aux langues locales est plus efficace que le tout-anglais. Non seulement personne ne peut prétendre penser ou s’exprimer «in english» avec la même aisance que dans sa langue natale, mais surtout, l’anglais est loin d’avoir colonisé l’ensemble des marchés. «Inutile d’envoyer de parfaits anglophones au Chili ou au Belarus, prévient un recruteur. Personne ne les comprendra !» Les Britanniques eux-mêmes commencent d’ailleurs à se mettre davantage aux langues étrangères: des études ont montré que les entreprises du Royaume-Uni parlant «english only» se révélaient de 20 à 30% moins performantes dans les relations commerciales internationales que leurs concurrentes allemandes ou françaises.
Avec sa stratégie linguistique, Michelin cherche enfin à fidéliser ses cadres. La moitié de ses 60 plus hauts dirigeants sont en effet étrangers. Et une grande partie de la politique de ressources humaines du groupe repose sur une circulation fluide des managers entre les filiales, notamment dans les grandes villes comme Shanghai ou Sāo Paulo, où l’on s’arrache les profils de haut niveau. Les formations intensives au français et aux autres langues étrangères constituent alors des arguments de poids pour convaincre les hauts potentiels de s’engager durablement. «Réciproquement, ces derniers ne s’investissent dans ce type d’apprentissage que lorsqu’ils ont de séduisantes perspectives d’évolution», ajoute Béatrice Lemercier, consultante en recrutement.
Dîners en français. Janine Baker, elle, se consacre au français même en dehors de ses heures de travail, en discutant avec ses nouveaux amis auvergnats, lors de ses échappées sur les flancs du Puy-de-Dôme. Et le soir, au dîner, elle fait désormais respecter une règle inflexible à son mari et à ses trois enfants: à table, on parle français.
Francis Lecompte

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