vendredi 13 décembre 2013

Le droit de tuer sans risques

Drones : comment tuer des milliers de personnes en dehors de toutes réglementation ?

Deux rapports, l’un de Amnesty International, l’autre de Human rights Watch, publiés mardi 22 octobre, dénoncent le secret qui entoure l’utilisation par les Etats-Unis des drones au Pakistan et au Yémen. Des frappes qui auraient fait entre 2000 et 4700 victimes, dont des centaines de civils, depuis 2004 dans les zones tribales à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Dans Théorie du drone (La Fabrique), le philosophe Grégoire Chamayou s’interroge sur cette arme de plus en plus utilisée par les armées occidentales. Un « objet violent non identifié » qui modifie notre rapport à la guerre. 
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Pourquoi vous êtes-vous intéressé au drone ?
Je travaille sur l’histoire de la violence prédatrice. Le drone, cet « objet violent non identifié », sans humain à bord, met en crise des concepts apparemment aussi évidents que ceux de combattant – qu’est-ce qu’un combattant sans ­combat ? – ou de zone de conflit – où a lieu une telle violence ? La notion même de « guerre » est en crise. Le drone armé sert aujourd’hui, pour les États-Unis, à mener, à mi-chemin entre guerre et police, des campagnes d’exécutions extrajudiciaires. Les débats sont très vifs outre-Atlantique. En France, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, annonce son intention d’acheter des drones « Reaper » aux Américains. Il est urgent de penser cette réalité.
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On évoque parfois les drones comme des armes plus « humanitaires », plus « éthiques » que d’autres. Qu’en pensez-vous ?
L’éthique s’est classiquement définie comme une doctrine du bien-vivre et du bien-mourir. Aujourd’hui, on voit émerger une « nécro-éthique », qui se présente comme une doctrine du bien-tuer. Le sens des mots est mis sens dessus dessous. Si l’humanitaire se définit par le fait de prendre soin de vies humaines en détresse, en quoi un instrument de mort peut-il l’être ? L’un des principaux arguments, c’est que le drone ferait moins de victimes civiles. Ce discours, qui recycle les vieilles lunes des « frappes chirurgicales », ne résiste pas à l’analyse. Hannah Arendt mettait en garde contre ce type de raisonnement : « Ceux qui optent pour le moindre mal tendent très vite à oublier qu’ils ont choisi le mal. »

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Vous mettez en parallèle drones et kamikazes, deux « armes » pourtant totalement opposées…
Ces deux tactiques sont en effet opposées, diamétralement même : d’un côté, le sacrifice ­meurtrier, de l’autre, l’homicide sans risque. Cela exprime fondamentalement des écarts économiques : différence entre celui qui n’a que son corps et celui qui possède le capital et la technologie. Mais ce sont aussi deux rapports différents à la vie et à la mort. Éthique du sacrifice d’un côté, éthique de l’autopréservation de l’autre. Dans les nations occidentales, l’attentat-suicide apparaît comme le comble de l’horreur. Tuer depuis le ciel par des bombes, sans risquer sa vie, choque moins. Le rôle de la philosophie est de questionner les fausses évidences. Horreur pour horreur, en quoi mourir avec sa victime représenterait-il un plus grand péché que la tuer de loin, réduite à la taille d’un insecte sur un écran vidéo ?
Les « opérateurs » de drones seraient-ils des assassins ?
L’un d’entre eux, l’un des rares à avoir témoigné publiquement après sa démission, a livré un témoignage très fort : « J’ai vu mourir des hommes, des femmes et des enfants (…) sur le champ de bataille, il n’y a pas de belligérants, juste du sang, la guerre totale. Je me sens tellement mort. Je voudrais que mes yeux se décomposent. » Si on a le droit de tuer impunément à la guerre, c’est en raison d’une convention tacite : je t’accorde le droit de me tuer parce que je veux avoir le droit de te tuer. C’est la réciprocité qui fonde le droit. Mais que se passe-t-il lorsque celle-ci disparaît, dans sa possibilité même ? Une « guerre sans risque », où, comme le dit un slogan publicitaire pour un drone, « personne ne meurt, sauf l’ennemi », dégénère en assassinat. Il ne s’agit pas d’accabler personnellement les opérateurs de drones, mais de questionner l’État qui met ses propres citoyens dans une telle position. Kant disait qu’un État n’a pas le droit de transformer ceux-ci en assassins. En combattants, peut-être, en assassins, non.
Comment les caractéristiques de la guerre à distance changent-elles la notion même de guerre ?
Les drones sont réputés être des armes low cost. Le coût politique, celui des éventuelles pertes de vies nationales, n’a plus à être pris en compte. Le seuil du recours à la violence armée s’abaisse d’autant. C’est ce que prédit la théorie du choix rationnel : si les risques s’externalisent, si vous n’avez plus à endosser vous-mêmes les coûts de votre décision, vous êtes incités à prendre à la légère des décisions lourdes de conséquences pour autrui. Sur le plan politique, c’est le spectre du militarisme : faire de l’usage de la force armée l’option par défaut de votre politique étrangère.
Vous écrivez que le drone tend même à modifier le rapport de l’État à ses propres sujets. Comment ?
Le drone est la solution technique trouvée à ce que l’historien Edward Luttwak appelle les « contradictions de l’ère post-héroïque », où les États occidentaux entendent faire la guerre sans perdre de soldats dans leur camp. Débarrassé des contraintes liées à la mobilisation de combattants humains, le souverain d’une armée de drones pourrait alors enfin acquérir « le droit de conduire ses sujets (…) à la guerre comme à la chasse et à une bataille rangée comme à une partie de plaisir », pour reprendre l’expression de Kant, c’est-à-dire sans que le risque d’y faire mourir les siens n’ait plus à être pris en compte dans sa décision. Dans une guerre fantôme et téléguidée, le peuple, n’y risquant plus sa vie, n’aurait à la limite plus son mot à dire. Le drone apparaît en ce sens aussi comme un remède aux contestations politiques internes des guerres impériales. Les stratèges qui préconisèrent la généralisation de ces armes après les échecs au Vietnam avaient clairement cet agenda en tête.

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A lire :
Grégoire Chamayou,
La Fabrique Éditions, avril 2013, 363 pages, 13 euros.

Source : La Vie
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